INTERVIEW de Bruno Magliulo sur « Les Grandes écoles : une fabrique des élites »
(éditions Fabert). Echange sur le fonctionnement des classes préparatoires.
1/ En entrant en première année de prépa, les étudiants découvrent comme forme d’apprentissage les « colles et les « DST », ce que vous appelez la « pédagogie de la contrainte ». Qu’entendez-vous par cette expression ?
B.M. Par « pédagogie de la contrainte », j’entends les diverses façons par lesquelles, durant le parcours en deux ans qu’accomplissent les élèves admis en CPGE, les enseignants exercent sur eux une pression, dans le but d’obtenir qu’ils s’investissent fortement dans le travail qu’il leur est demandé de faire, et parviennent en fin de parcours à franchir positivement l’obstacle sélectif des concours. Cela consiste en un ensemble de pressions qui s’exercent durant les deux années vécues en CPGE.
Parmi ces diverses formes de pressions, il existe deux exercices très caractéristiques de ce type de cursus d’études : les « colles » et les DST (« devoirs sur table »). Les « colles » sont des exercices oraux périodiques portant sur des questions aux programmes des divers enseignements et animés par des professeurs « colleurs » exerçant dans le même établissement ou dans un autre. Les « DST » sont des travaux accomplis dans les mêmes conditions que lors des concours de fin de deuxième année.
Caractéristique principale de ces deux types d’exercice : les sujets sur lesquels les préparationnaires sont obligés de « plancher » (produire un travail dans le jargon prépa) portent à chaque fois sur l’ensemble du programme couvert depuis la rentrée en première année. Il va donc en s’amplifiant au fur et à mesure que l’on avance.
Le but est de conduire chaque préparationnaire à s’accoutumer à produire des efforts intenses de préparation de chacun de ces exercices, et ce dans la durée.
2/ Vous qualifiez la pédagogie héritée des classes préparatoires d’hier de « violence pédagogique », pratique qui nuit encore à l’image des prépas dans le public ? Est-il encore justifié d’utiliser encore cette expression au regard des évolutions mises en œuvre depuis une vingtaine d’années ?
B.M. Ce qui justifie l’expression « violence pédagogique », pour caractériser les prépas des premiers temps, c’est que leur but fondamental était de permettre d’extraire de ces classes une minorité de très excellents élèves, destinés à se répartir entre une poignée de grandes écoles peu nombreuses et très attractives. On mettait l’accent sur la volonté d’extraire les meilleurs, et pour cela, on mettait en œuvre des pratiques pédagogiques terriblement exigeantes, que beaucoup considéraient comme étant violentes. C’est beaucoup moins vrai aujourd’hui.
Depuis leur naissance au et leurs premiers développements, au XVIIIe siècle, les classes préparatoires ont connu un lent mais puissant processus de démocratisation. Elles se sont multipliées (passant d’une trentaine en 1870 à plus de 350 aujourd’hui), se sont diversifiées en s’ouvrant progressivement à d’autres types de bacheliers, ont vu leurs débouchés vers les grandes écoles et les métiers de haut rang qui suivent s’accroître très fortement. Il en a résulté que, petit à petit, le but poursuivi a cessé d’être principalement d’extraire de l’ensemble de leurs élèves une petite minorité triomphante, mais aussi, et surtout, d’accompagner l’ensemble de leurs élèves vers la réussite, fut-ce pour intégrer des grandes écoles de second rang. Voilà pourquoi on ne peut plus parler aujourd’hui de « violence pédagogique ».
3/ Quelles sont les principales raisons de ces changements pédagogiques fondés sur l’accompagnement des préparationnaires ?
B.M. Le facteur premier de cette évolution est ce que nous avons nommé « démocratisation » des classes préparatoires. Ajoutons le fait que les besoins en recrutement dans les grandes écoles ont fortement augmenté, ceci dans le but d’adapter cette offre d’enseignement supérieur aux besoins croissants du marché du travail de haut niveau. Petit à petit s’est répandu une sorte de « principe de réalité » découlant du fait qu’il y a désormais place dans une grande école pour la quasi-totalité des élèves des classes préparatoires, pas forcément les plus réputées. Il aurait donc été absurde de ne pas tenir compte de ces évolutions en maintenant le modèle ancien de l’hyper sélectivité.
4/ La diversité sociale souhaitée du public des prépas est-elle une réalité ou un mythe savamment entretenu ?
B.M. Il est fréquemment reproché aux classes préparatoires, comme aux grandes écoles sur lesquelles elles débouchent, d’être « ségrégatives », en ce sens qu’une forte majorité des élèves qui y sont admis appartiennent à des catégories sociales favorisées. C’est ce qui, dans les années 1980, conduisit le célèbre sociologue Pierre BOURDIEU à parler de « reproduction sociale » concernant le secteur de formation constitué par les classes préparatoires suivies des grandes écoles. Il exprimait ainsi le fait que ces formations recrutent une population d ‘élèves , peu représentative de la diversité sociale réelle de la population.
Tout au long des années 1980 à nos jours des efforts ont été accomplis afin de tendre vers plus de mixité sociale. Citons en particulier la création de nouvelles voies de classes préparatoires réservées à des bacheliers autres que ceux qui anciennement, permettait d’y accéder. Ainsi, aux seuls bacheliers scientifiques et littéraires qui pouvaient espérer s’y faire admettre jusque dans les années 1970, se sont ajouté des possibilités d’y accéder après un baccalauréat économique et social, technologique, professionnel, dont les élèves sont plus fréquemment issus de catégories sociales défavorisées.
De plus, un grand nombre de lycées se sont mis à pratiquer une sorte de politique de « quotas de places » réservées à des élèves méritants membres de catégories sociales défavorisées : c’est la pratique désormais répandue des « quotas de places pour élèves boursiers de l’Etat ». Cependant, malgré ces indéniables avancées, on est encore loin du compte.
5/ Vous vous interrogez face à la baisse continue des effectifs en prépa sur leur avenir comme filière d’excellence et de « fabrication » des élites. Y a-t-il d’autres alternatives dans notre système éducatif qui puisse remplir ce rôle ?
B.M. Après une longue période de tendance continue à l’augmentation des demandes d’admissions en classes préparatoires (jusqu’en 2010), et une période de stabilisation (de 2010 à 2020), on est entré dans une phase de déclin pour le moment modeste, mais inquiétant, au point de se demander si les CPGE ne vont pas s’effacer progressivement.
L’une des explications les plus souvent avancées découle de la multiplication des possibilités alternatives d’intégrer une grande école. Ces dernières années, on a vu se multiplier les « voies parallèles d’accès aux grandes écoles » via les IUT (bachelors universitaires de technologie), les autres bachelors, les BTS, le DECF (diplôme d’études comptables et financières), les licences (en particulier les « bi licences »), les classes préparatoires universitaires aux grandes écoles (CPUGE), les classes préparatoires aux études supérieures (CPES) ...
Or, ces autres voies d’études ont la réputation de permettre d’atteindre le même objectif (intégrer une grande école), en passant par des cursus exigeant moins de sacrifices de la part des étudiants (moindre pression). De plus, nombre de ces autres voies sont de nature à mieux correspondre aux attentes des certains bacheliers qui reprochent aux classes préparatoires leur aspect jugé trop académique, et préfèrent passer par des filières plus concrètes, prenant plus en compte les réalités technologiques et professionnelles.
La question à laquelle il est impossible de répondre de façon tranchée aujourd’hui, est de savoir si cette ouverture vers d’autres voies d’accès aux grandes écoles aboutira à terme à la disparition des CPGE ou s’il s’agit d’un simple rééquilibrage. Nous penchons pour la seconde analyse.